La douleur c’est comme apprendre l’anglais
Peut-on apprendre à parler anglais sans parler ? Et face à la douleur, suffit-il de connaître la théorie ?
Cette analogie est l'occasion d'une réflexion sur la finalité de l’apport d’informations et de conceptions nouvelles en thérapie. La transmission d’information n’est qu’une étape.
La douleur comme apprendre à parler anglais
Je parcourais le site d’une amie canadienne qui a monté son école d’anglais au Japon. Le texte d’introduction est parlant 😉
En traduction, ça donne en partie :
Par exemple, dans le cas de la conduite d'une voiture, il est difficile de conduire même si vous étudiez la réglementation et les manières de conduire à l'aide de textes et que vous les comprenez dans votre tête. Vous ne pouvez pas conduire à moins de vous entraîner avec un volant et de vous en souvenir avec votre corps.
J’aime beaucoup son analogie : pour conduire réellement, vous ne pouvez pas en rester au stade du pilote-papier (qui n’a fait que parcourir des notions à l’écrit).
Pareil pour l’anglais, on peut rester bon juste en « anglais-papier », mais ça ne suffira pas pour parler anglais, où là, il faut se plonger dans l’expression orale !
Face à la douleur pour moi c’est pareil. Ça n’est pas tant une histoire de connaissances qu’une histoire de conception, voire de ressenti, de vécu.
De la théorie à l’acceptation
Je pense que l’on peut éduquer tant que l’on veut, si les informations restent au niveau d’une connaissance théorique déclarative, ça ne suffit pas. Il faut arriver à ce que ces connaissances modifient les comportements et deviennent procédurales.
Ainsi, par exemple, on peut savoir que la douleur n’est pas forcément liée au tissu concerné, vivre et expérimenter cette dissociation plusieurs fois aidera à l’admettre (lors d’une séance de kiné par exemple où l’on peut travailler à distance, voire par des techniques psycho-mentales*).
Un peu comme le tout-petit qui teste de multiples fois pour faire rentrer le carré dans le rond, jusqu’à acquérir l’automatisme. A force, il testera encore parfois, mais arrivera plus rapidement à remplir les cases. Jusqu’à ce qu’il admette que c’est la seule façon, et la résolution du jeu ne posera plus de défi.
Comme dans cet exemple, chez le jeune enfant, seule l’expérimentation est à l’origine de l’apprentissage. Souvent il n’y a pas eu d’apport de connaissances théoriques verbales, même si parfois les parents ont montré la solution. Ils ont ainsi favorisé l’imitation procédurale.
On peut éduquer indéfiniment en expliquant que la douleur n’est pas toujours liée à l’état des tissus, il faut accompagner cette connaissance théorique d’un vécu concordant, voire être un modèle en ce sens.
En effet, pour quelqu’un qui vit depuis des années avec une douleur chronique et des conceptions bien ancrées, une conception franchement différente de la douleur aura souvent du mal à être intégrée.
Par ailleurs, pour un thérapeute, ne pas avoir vécu soi-même la vérité profonde de cette conception de la douleur entraînera parfois une dissonance entre le discours pédagogique et les approches thérapeutiques proposées, voire entre la théorie transmise en soin et l'application à des vécus personnels une fois à l'extérieur du cadre de soin.
* par exemple en travaillant sur des chaînes musculaires, des trajets nerveux, des points gâchettes,
ou en travaillant avec des techniques de détente, de détournement d’attention, de modulation bio-cognitives (ex : relaxation, hypnose, pleine conscience, cohérence cardiaque, imagerie motrice graduelle, protectomètre...).
Les travers de la théorie pure
Parfois même, la connaissance seule, de la neurophysiologie de la douleur par exemple, ne sert à rien, voire est contre-productive.
Elle ne sert pas quand elle prend du temps, des ressources, de l’attention pour finalement ne découler sur rien de différent.
Elle est parfois contre-productive quand elle est apportée dans un contexte de fermeture totale où aucune information ne peut passer. Souvent l’étape préalable sera l’écoute des besoins de l’autre, qui parfois (ou non) pourra déboucher sur la présentation d’une conception différente.
Elle peut même être délétère quand elle est présentée trop brutalement face à quelqu’un qui se sent ensuite noyé d’informations, ou perdu face à des informations contradictoires. L’état de panique engendré peut alors aggraver les symptômes et le vécu.
De l’acceptation à la pratique
Puis une fois que la notion est admise, encore veut-on qu’elle soit utilisée, c’est-à-dire appliquée, voire même transposable à différents contextes et activités.
- J’ai beau avoir admis que si je me penche je ne m’esquinte pas plus le dos, même s’il y a de la douleur,
- j’ai beau répéter en séance de kiné des gestes et mouvements qui comportent une composante de flexion lombaire,
- j’ai beau gagner en confiance au fil des exercices,
si en sortant du cabinet je reprends mon habitude de gainer le dos pour rentrer dans ma voiture, de limiter (« on ne sait jamais ») mes mouvements vers l’avant,
alors la connaissance n’est pas utilisée au maximum de son potentiel. D’une certaine façon, cette connaissance ne sert pas, elle n’est pas utile puisque pas utilisée.
C’est comme un enfant qui aurait appris les additions à l’école et qui, lorsqu’il va chercher le pain, n’arrive plus à reproduire le moindre calcul.
En tant qu’adulte, parfois il faut se forcer pour entraîner ce déclic. Chez l’enfant, c’est souvent plus automatique : « Ça coûte 7€, du coup pour nous 3 ça fera 21€ » souvent sorti à l’improviste dans un contexte qui n’a rien à voir (vous aussi vous avez déjà eu ce genre d’expérience ? 😉).
Chez certains, réaliser qu’ils sont acteurs et ont un rôle dans leur vécu n’est pas facile voire pas possible à entendre.
Vers la pratique avancée
L’étape suivante, serait d’avoir compris le processus cognitif :
- Conception erronée modifiée par une nouvelle conception,
- Expériences répétées initialement nécessaires pour étayer et accepter la nouvelle conception,
- Acceptation de la nouvelle conception,
- Actions et comportements en accord avec cette nouvelle conception,
- Prise de conscience que ces nouvelles stratégies sont plus efficaces que les anciennes,
- Acquisition durable d'une nouvelle habitude de comportement ou de pensée.
Et de cette compréhension, on peut en retirer deux choses : la confiance pour reproduire le processus et l’ouverture de possibles dans tous les champs.
Ainsi on pourra passer plus rapidement d’une nouvelle conception à la mise en œuvre en actions et comportements. Ceci est possible parce qu’on a confiance dans les résultats du processus. On a déjà expérimenté les bienfaits d’un changement de conception, et on est prêt à faire confiance à nouveau et plus rapidement.
Peut-être qu’il n’y aura pas besoin des expérimentations répétées, ou peut-être qu’on les fera nous-mêmes ces petites expérimentations sans avoir besoin d’un thérapeute à nos côtés. On aura aussi plus souvent conscience de mécanismes psycho-cognitifs qui entravaient notre évolution.
Une autre prise de conscience possible serait celle de réaliser que nos conceptions erronées ou limitantes ne sont pas qu’au niveau physique et on commence à explorer des modifications de conceptions et de comportements dans notre vie en général. ⭐ On transpose le processus à d’autres pans de notre vie.
Le raccourci du vécu
Pour certains, ces étapes de connaissance théorique pour aller vers une modification de comportement ne sont pas adaptées. Parfois seul l’expérientiel est pertinent,
- soit parce qu’il suffit,
Si je fais comme ça, ça marche mieux. Alors maintenant je sais quoi faire !
Parfois juste la proposition d’un nouveau mouvement ou comportement suffit, sans aucune notion théorique complémentaire. Lorsque le comportement est adapté, où est l’utilité d’un apport théorique (à part le plaisir intellectuel et de compréhension, qui peut être satisfait à la demande) ? La modification de comportement est dans ces cas souvent rapide à obtenir et durable.
- soit parce que c’est le seul admis et admissible.
Dans ce deuxième cas, un apport de notions cognitives serait trop, par exemple par rapport à des capacités cognitives mais aussi parfois en rapport à un « choc cognitif » trop important. La personne n’est pas prête ni pas disposée à entendre.
Un peu comme le tout-petit qui apprend à rentrer les carrés dans les carrés, la répétition seule de l’expérience peut à force modifier un comportement.
Quand on arrive à obtenir une modification de comportement dans ce deuxième cas de figure, souvent celle-ci est longue à obtenir. Souvent aussi, la modification de comportement peut être déstabilisée par une crise douloureuse, voire reperdue. En effet, elle n’a aucune fondation solide.
A l’idéal une fois la modification de comportement acquise et reconnue comme utile, il peut être pertinent alors de la renforcer et de l’étayer par des explications théoriques.
Pour ancrer ce nouveau comportement, il va falloir le rendre transposable à d’autres contextes (voire d’autres problématiques).
Le cas de l’intuition
Pour certains encore, il y a une intuition profonde de ce qui semble juste même si ça semble en contradiction avec tout ce qu’ils ont entendu et tout ce qu’on leur a dit préalablement (souvent énoncé par différents personnels médicaux et paramédicaux).
Une envie profonde de changement est alors présente et l’écoute (de l’interlocuteur face à eux, mais aussi leur propre ouverture d’esprit) et la perspective d’une conception nouvelle suffit à susciter l’engagement.
Dans ces cas, personnellement, je plonge rapidement sur le protectomètre pour leur donner la confirmation de leurs intuitions et leur fournir des outils et une autonomie.
Est-ce que cette analogie entre l'anglais-papier et la douleur-papier vous interpelle ? Comment cette notion d'expérientiel vous touche-t-elle ?
N'hésitez pas à partager votre réflexion en commentaire !
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